13/11/2025 investigaction.net  11min #296168

Éthiopie : du Gerd à Assab, du Nil à la mer Rouge, une leçon d'histoire douloureuse

Filippo Bovo

Vue générale du GERD (AFP)

Le GERD (Grand barrage de la Renaissance Éthiopien) est un projet important, mais qui doit être replacé dans un contexte géopolitique particulièrement complexe, largement ignoré par bon nombre de nos analystes : un contexte où l'Éthiopie, qui traverse une crise interne de plus en plus grave, voit sa souveraineté conditionnée par des alliés pas toujours faciles comme les États-Unis, Israël et les Émirats arabes unis, qui l'utilisent comme un bélier contre les pays de la région, du Soudan à la Somalie, de l'Égypte à l'Érythrée.

Ces derniers jours, plusieurs journaux italiens ont parlé du GERD, le Grand barrage de la Renaissance Ethiopien. La plupart du temps, ils l'ont fait d'un point de vue technique, en décrivant son potentiel économique et énergétique, et en mentionnant sa construction par WeBuild, anciennement Salini-Impregilo, un géant italien des grandes infrastructures. Même si les rubriques affaires étrangères en Italie laissent souvent à désirer, quel que soit le journal, ce n'était pas le cas ici ; même dans la plupart des médias grand public, les articles contenaient souvent des considérations très pertinentes. En fait, aucun article, malgré son « caractère technique », ne pouvait éviter de mentionner les sérieux compromis géopolitiques que le GERD implique inévitablement avec d'autres pays de la vallée du Nil, principalement le Soudan et l'Égypte.

Je dis tout ça en passant à ceux, même s'ils sont peu nombreux, qui ont à tort associé le GERD au plan Mattei, avec lequel il n'a en fait pas grand-chose à voir : le premier a été lancé en 2011, tandis que le second a été officiellement présenté en janvier 2024, après deux ans de discussions. Le plan Mattei est en cours dans plusieurs pays africains comme l'Algérie, l'Égypte, la Tunisie, le Maroc, la Côte d'Ivoire, Érythrée, au Kenya, en Somalie, au Mozambique, en République démocratique du Congo, en Angola, au Ghana, en Mauritanie, en Tanzanie, au Sénégal, etc., en plus de l'Éthiopie elle-même ; mais dans ce dernier cas, ses interventions sont encore assez limitées pour le moment, comme le projet de remise en état de Boye et le réaménagement de la chaîne d'approvisionnement du café, ainsi que d'autres actions dans les domaines de la santé, de l'énergie verte, de l'éducation et des technologies numériques. Les interventions majeures se font surtout dans des pays comme l'Algérie, le Maroc, l'Égypte, le Kenya, le Ghana, l'Érythrée, ou même la Côte d'Ivoire ou la République du Congo (Brazzaville), etc., où la stabilité politique et financière est plus ou moins bonne. En Éthiopie, la situation politique et économique est malheureusement assez « instable » en ce moment, ce qui n'attire pas les investisseurs, dont beaucoup ont suspendu leurs activités ; tandis que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, qui contrôlent une grande partie de sa dette, après avoir favorisé sa déstabilisation financière, s'agitent maintenant en criant que c'est insoutenable.

Au moment où les travaux du GERD ont commencé en 2011, l'Éthiopie était encore dirigée par le TPLF (Tigray People's Liberation Front) de Meles Zenawi. Abiy Ahmed, à la tête du PP (Prosperity Party) et issu de l'ethnie Oromo, est arrivé au pouvoir en 2018, remportant tout de suite le prix Nobel de la paix pour avoir décidé de mettre fin à la situation « ni guerre ni paix » qui opposait son pays à l'Érythrée. En 1998, l'Éthiopie dirigée par le TPLF avait attaqué l'Érythrée dans une guerre qui a duré jusqu'en 2000, date à laquelle les deux pays ont mis fin aux hostilités avec les accords d'Alger. Mais pendant les 18 années qui ont suivi, l'Éthiopie dirigée par le TPLF n'a pas voulu respecter les termes des accords, continuant à occuper des zones frontalières importantes et se livrant à des affrontements réguliers avec l'armée érythréenne, qui a donc dû rester en état de mobilisation permanente. L'arrivée d'Abiy a débloqué la situation, ouvrant la voie à un premier processus d'intégration régionale qui, impliquant non seulement l'Érythrée, mais aussi Djibouti et la Somalie, semblait très prometteur. Le déclenchement de la guerre de sécession en 2020 dans l'État du Tigré, au nord de l'Éthiopie (l'Éthiopie est une république fédérale, bien qu'avec un fédéralisme original et unique basé sur l'ethnicité), gouverné par le TPLF, a interrompu cette voie avec un nouveau conflit qui a duré jusqu'en 2022.

Après ce conflit, cependant, tout a changé : les accords de Pretoria qui étaient censés le résoudre n'ont été appliqués ni par le gouvernement fédéral d'Abiy Ahmed ni par le TPLF, et Addis-Abeba a commencé à changer rapidement ses positions régionales. D'acteur « montante » du multipolarisme, elle est redevenue un pion du néocolonialisme occidental, et pas seulement : elle est certes membre des BRICS, mais ça ne veut pas dire qu'elle est un acteur géopolitique « à contre-courant », non aligné sur le soi-disant consensus de Washington comme la Chine ou la Russie (on pourrait dire la même chose d'autres acteurs du BRICS, comme l'Inde avec ses bons offices auprès d'Israël et ses initiatives QUAD et IMEC avec Washington, dans une fonction anti-chinoise ; ou les Émirats arabes unis, qui mènent une politique similaire. C'est un sujet qui sort un peu du cadre de cet article, mais qui permet de clarifier les choses pour ceux qui, peut-être à cause de ce qu'ils lisent sur les réseaux sociaux, ont tendance à imaginer les BRICS comme une sorte de « club anti-occidental » ou même comme une « propriété privée » de Moscou ou de Pékin), d'autant plus qu'entre-temps, ils sont utilisés par les États-Unis, Israël et les Émirats arabes unis pour leur sale stratégie politique commune, des Grands Lacs à la vallée du Nil, qui n'est certainement pas progressiste. On parle du soutien aux RSF (Rapid Support Forces, les anciens Janjaweed) au Soudan, du séparatisme du Somaliland en Somalie, des tensions nouvelles et constantes avec l'Érythrée pour l'accès à la mer, et enfin, de celles avec le Soudan et l'Égypte au sujet du GERD. J'ai déjà abordé ces sujets à plusieurs reprises et je ne veux pas me répéter ici, allongeant un article déjà long : ceux qui veulent en savoir plus peuvent consulter les articles déjà publiés,  comme l'avant-dernier, précisément sur le GERD.

Les problèmes du GERD ne sont pas tant d'ordre technique, qui divisent les écologistes et ceux qui ne croient pas au changement climatique, et d'autres groupes politiques et surtout sociaux du même genre ; parce que dans un cadre d'harmonie régionale, son utilisation pourrait être facilement régulée entre l'Éthiopie et les autres pays en aval, à savoir le Soudan et l'Égypte. Après tout, à Khartoum, là où le Nil Blanc et le Nil Bleu se rejoignent, il y a souvent de graves inondations et une gestion coordonnée du réservoir pourrait aussi permettre au Soudan de mieux y faire face ; mais peut-être que pour y arriver, il faudrait d'abord que la guerre civile qui déchire le Soudan, et pour être honnête, maintenant aussi l'Éthiopie, s'arrête. Pour ça, l'Éthiopie devrait se libérer du contrôle que les États-Unis, Israël et les Émirats arabes unis lui ont imposé, pour qu'ils ne puissent plus l'utiliser comme bélier dans la région : c'est pas facile à imaginer pour l'instant, même si le régime d'Abiy s'effondre jour après jour.

Le GERD a sans aucun doute un potentiel pour le développement du pays et, par conséquent, aussi pour la région, vu que la vente d'électricité à bas prix serait avantageuse non seulement pour l'économie éthiopienne, mais aussi pour celles du Soudan, du Kenya, etc. ; mais sans se perdre dans une grande rhétorique anticolonialiste ou « développementaliste » emphatique. Tout d'abord, si on veut vraiment parler d'« anticolonialisme », et peut-être aussi de « panafricanisme », il faut alors accepter que les pays d'un même continent puissent enfin s'asseoir pour discuter de leurs problèmes et intérêts communs, entre eux et sans ingérence extérieure ; donc, sans penser à s'approprier les terres d'autrui, voire à présenter ça comme un droit, comme le fait encore le gouvernement d'Abiy en s'adressant au Soudan, à la Somalie et à l'Érythrée.

En plus de dix ans, l'Éthiopie n'a pas été capable de fournir à l'Égypte et au Soudan la moindre documentation sur l'utilisation et l'impact réel du GERD, tout en continuant à élever le niveau du bassin avec l'eau du Nil Bleu. Le Caire et Khartoum ont signé en 1959 un accord sur l'exploitation des eaux du Nil, qui révisait l'accord précédent de 1929 ; sa validité est reconnue par la Cour internationale de justice (CIJ) des Nations unies, selon le principe que les traités entre États sur l'eau sont équivalents à ceux sur les frontières. Les trois pays auraient donc pu en discuter entre eux, en s'accordant sur des outils politiques et diplomatiques, selon le principe que toute question concernant la Corne de l'Afrique, la vallée du Nil ou les Grands Lacs doit toujours être traitée uniquement par les pays qui en font partie, entre eux, de manière pacifique, sans ingérence d'autres pays.

Après tout, il existerait même des autorités intergouvernementales spécifiques pour le faire : l'une d'entre elles est l'IGAD (Autorité intergouvernementale pour le développement, qui comprend le Soudan, le Soudan du Sud, l'Éthiopie, l'Érythrée, la Somalie, Djibouti, le Kenya et l'Ouganda), qui, cependant, dans toute cette situation, a été mise de côté, jouant le rôle habituel d'un organisme fantôme, d'une famille intergouvernementale typique paralysée par des vetos et des sabotages qui ne sont qu'apparemment internes. Et s'il n'y avait aucun moyen de résoudre la question au niveau régional, elle aurait pu être internationalisée, mais toujours par la voie diplomatique, en se tournant vers la CIJ, la Cour internationale de justice des Nations unies mentionnée plus haut : c'est toujours ce qui se fait pour discuter des frontières, de l'accès à la mer, comme cela s'est produit entre la Bolivie et le Chili, et pour obtenir d'autres arbitrages politiques et territoriaux ; et pour des questions humanitaires, comme la plainte de l'Afrique du Sud contre Israël ou celle du Soudan contre les Émirats arabes unis, etc.

Pourtant, rien de tout cela ne s'est jamais produit. Le gouvernement d'Abiy a préféré poursuivre son unilatéralisme habituel, sachant pertinemment que devant la CIJ, ses revendications ne seraient jamais acceptées ; il a donc préféré continuer à menacer ses voisins, leur refusant tout dialogue. Il ne s'est pas tourné vers la CIJ pour la question de l'utilisation des eaux du Nil Bleu avec le Soudan et l'Égypte, mais au contraire, il a attisé les tensions militaires contre eux ; et il l'a encore moins fait pour « obtenir » un accès à la mer depuis l'Érythrée, sous la forme d'une cession territoriale du port érythréen d'Assab, ce qu'aucun juge de la CIJ n'approuverait jamais, bien sûr. Après tout, les revendications ne sont pas des droits, et aucun tribunal international, encore moins un tribunal des Nations unies, ne songerait jamais à les mettre sur le même plan.

Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi cette situation est-elle bloquée ? J'ai déjà brièvement décrit une partie des raisons dans les paragraphes précédents, tandis que les autres résident dans les graves problèmes internes que connaît l'Éthiopie. J'ai également abordé ce sujet à plusieurs reprises dans mes articles récents, à l'intention de ceux qui souhaitent approfondir la question. En attendant, juste pour faire le point, alors que l'inflation continue de grimper, rongeant la valeur du birr, de plus en plus de soldats et d'officiers se mutinent au sein de l'armée fédérale éthiopienne, beaucoup fuyant même vers l'Érythrée voisine. Les gens et souvent même les autorités des États du nord de l'Éthiopie, le Tigré, l'Amhara et l'Afar, continuent à suivre la politique de fraternité et de bon voisinage, Tsimdo, avec l'Érythrée : ils ne veulent pas obéir à un régime qui veut les utiliser contre Asmara et faire de leur territoire une nouvelle zone de guerre. Les peuples de la région veulent la paix, alors qu'Abiy veut les pousser à la guerre.

Abiy a peur d'un coup d'État et c'est pour ça qu'il nomme sans arrêt de nouveaux généraux : la liste est maintenant impressionnante. Dans un discours qu'il a donné récemment aux nouveaux généraux, il leur a fait une menace de chantage : se sacrifier pour le drapeau, sinon ils seront anéantis. Certains disent que par « drapeau », Abiy parle en fait de lui-même : l'avenir nous le dira. Ces nouveaux généraux devraient être ses fidèles, capables de le défendre contre la révolte des Amhara et des Oromo, dont les mouvements FANO et OLA contrôlent maintenant de vastes zones du territoire national, même près d'Addis-Abeba : mais parmi eux pourraient aussi se trouver beaucoup de ses futurs traîtres.

Parmi les nombreux nouveaux généraux et officiers, il y en a même certains issus de la marine éthiopienne, une force qui vient d'être reconstituée après sa dissolution pour des raisons évidentes en 1993, lorsque, avec l'indépendance de l'Érythrée, l'Éthiopie a perdu tout accès à la mer. La promesse de redonner à l'Éthiopie un accès à la mer, selon Abiy, pourrait le sauver de l'impopularité et prolonger son séjour au pouvoir. Oui, mais cette flotte militaire a entre-temps été vaincue et coulée par le FPLP (Front populaire de libération de l'Érythrée) lors de l'opération Fenkil en février 1990 ; elle repose aujourd'hui au fond de la mer. Antonio Gramsci a dit : « L'histoire enseigne, mais n'a pas d'élèves. » Les rêves d'Abiy pourraient bientôt se transformer en cauchemar : en une douloureuse leçon d'histoire, dont les peuples de la région, contrairement à lui, n'ont certainement pas besoin et n'ont pas eu besoin.

Source :  L'opinione Pubblica

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